Je vis une vie merveilleuse.
Mon monde est merveilleux.
J’ai un chez-moi. Dedans, si je veux, je mets le chauffage. Je prends une douche. Je fais pipi, et aussi caca.
Je m’essuie les fesses avec du papier. Du papier.
Mon monde est merveilleux.
Je vais travailler. Car j’ai un travail, et c’est loin d’être anodin. Avec, je gagne de l’argent pour lequel ni mon père, ni mon frère, ni mon mari -que, eh, je n’ai pas, mais je vais quand même seule chez Leader Price-, ne me demandent de compte. Le midi, je peux acheter toute la nourriture que je veux (mon cul en atteste, il est bien content). Des fois j’apporte ma soupe que j’ai faite chez moi et je la réchauffe dans une machine si merveilleuse qu’elle la rend littéralement bouillante en une minute et trente secondes.
Pour aller travailler, j’ai le choix entre 4 itinéraires, tous plus chiants les uns que les autres, mais qui m’emmènent de chez moi à chez là en une heure, maximum. Avec des métros, des trains, des bus et mes pieds. Car j’ai le droit de marcher seule dans la rue.
Je pense sincèrement que le monde dans lequel je vis est empli de merveilles.
J’utilise un ordinateur et un téléphone avec lesquels je pourrais éventuellement détourner un satellite, mais on ne va pas se mentir, je m’en sers surtout pour regarder des photos de chat, envoyer des sms qui disent « bite » et faire mon travail.
J’ai accès à Internet. Potentiellement, j’ai accès à l’intégralité de la connaissance humaine. Il me faudrait plusieurs milliers de vies pour lire et connaître tout ce qui m’entoure, et sans doute le double pour commencer à le comprendre. Mais j’y ai accès.
Je sors dans la rue. Je vais au restaurant. Je m’assieds dans des cafés et je commande des bières. Je vais voir des expos qui me touchent, ou auxquelles je ne comprends rien. Avec des amies, d’autres jeunes femmes qui sortent dans la rue, aiment danser et dire des gros mots. Et des amis, qui aiment souvent moins danser mais tout autant boire des coups.
On s’engueule, on tâtonne et on a peur, un peu, mais on fait tous de notre mieux pour être content dedans et rendre contents les gens autour. On cherche des solutions pour que tout le monde s’en sorte vivant.
Le lis des livres. J’achète des journaux. Et des Bandes Dessinées. Dedans, il y a des gros mots, du cul, du blasphème. Il n’y en a que je n’achète pas parce qu’ils ne me font pas rire, qu’ils ne me parlent pas et que j’ai le droit de choisir ce qui me plait. Certaines des chansons que j’écoute, certaines des images que j’aime ont été censurées fût un temps, mais les choses ont changé, parce que dans mon monde, dans mon pays, il n’existe pas de délit de blasphème.
Je vais au cinéma voir des films avec dedans, des gens qui disent des grossièretés, et sont parfois à poil. Qui disent que Dieu n’existe pas. Comme mon Papy le pensait, d’ailleurs. Et mes parents.
Comme ce que je crois.
On m’a offert la Bible, petite, et puis des livres qui parlaient du Coran, de la Torah, du Bouddhisme ; leurs bons côtés, et les moins bons.
J’ai visité des lieux de foi. Je les respecte.
Je couvre ma tête, j’enlève mes chaussures et je chuchote. Parce qu’on m’a aussi appris qu’on peut ne pas être d’accord et respecter. Que penser qu’une institution religieuse n’est pas quelque chose de très catholique (oh, qu’est-ce qu’on rigole), c’est acceptable. Mais que condamner dans la foulée la multiplicité des fois qui la composent ; des gens qui se servent de textes fondateurs pour trouver une lumière ou du courage dans les moments de doutes, ne l’est pas.
Bien sûr, je suis en majorité entourée de gens qui pensent souvent beaucoup comme moi. Parce que je fais un boulot qui et j’ai fait des études qui et que je suis sans doute moins tolérante que j’aime à le penser et que ma vision des choses est peut-être trop éloignée de celle de quelqu’un qui vivrait sa vie dans une foi intense ? Je ne sais pas. Ça ne me fait pas plaisir, mais c’est comme ça. Je n’ai pas l’impression d’imposer mon opinion, mais peut-être que si. En même temps, ce que j’ai en magasin en termes d’intégrisme, c’est ma copine Chrétienne Évangélique et c’est ma copine quand même, alors je suppose que je ne suis pas non plus totalement fermée à la discussion.
C’est vrai que je me heurte facilement aux différences, est-ce que ce n’est pas universel ? Ce petit moment de « eh mais… mais il pense pas comme moi, en fait, lui. » Mais on m’a appris à écouter et échanger, alors je fais de mon mieux. Parce qu’on m’a appris que le vivre ensemble, c’était ça.
J’ai une tolérance assez réduite pour ce que certains ont récemment revendiqué comme étant de la liberté d’expression, et que mon pays considère comme des délits. Mais ça doit être mon côté normé.
J’écoute les récits des catastrophes, j’envoie des sous, je me dis que je devrais donner du temps aussi, mais je suis très occupée à vivre égoïstement cette vie de merveilles dans laquelle j’ai un autre travail aussi : je fais des livres pour enfants. (Et pas que. Mais c’est un secret parce que je suis aussi un peu superstitieuse.) Dans mon monde, j’ai le droit de travailler à faire aboutir mon rêve.
C’est ce que je me disais, mercredi matin : que je voulais vous écrire un billet sur à quel point ce monde est merveilleux, et à quel point moi, dedans, je suis privilégiée. J’avais un regain de respiration, ce n’était pas un de ces matins où je me réveille dans le parfum des morts et où chaque pas m’enfonce dans l’échec. Parce que comme parfois les gens qui vivent dans un monde très merveilleux, c’est dedans qu’on peut trouver le champ de bataille.
Oui je me disais ça, c’était le 7 janvier, il était dix heures, une année neuve, j’ai redressé les épaules, je me suis dit comme une abrutie que je pouvais faire du compost sur le rebord de ma fenêtre, que ça sauverait les pingouins et que ça ferait bien marrer ma pote, qui vit en région et que rien ne fait davantage rire que les reportages sur les bobos parisiens qui ont trois enfants dont un qui s’appelle Marcel-Gilganesh et font des flamby en lait maternel.
Je me disais, c’est un monde merveilleux. Quelle chance j’ai d’être ici.
Chaque jour, pourtant, on me traite de pute dans la rue, je dois supporter des collègues misogynes, mon métro s’arrête en plein milieu d’un tunnel et me demande de bien vouloir faire preuve de compréhension pendant qu’un abruti puant me met des mains au cul, discrètement, avec son costard et ses chaussures pointues. On vote des lois avec lesquelles je ne suis pas d’accord. Je suis payée moins que mes collègues masculins, je suis à découvert le 17 du mois (des fois c’est le 19, quand j’ai pas été triste et que j’ai pas dû acheter du fromage). Je respire un air de plus en plus pollué et j’entends à la radio que ma planète, celle que je partage avec vous tous, s’épuise, car nous sommes littéralement épuisants. Et aussi, parfois je marche en chaussette dans les flaques d’eau propre et potable de ma salle de bain et ça m’énerve parce que en plus, j’ai mal au crâne.
Mais ? Mais alors je change de chaussettes et je prends un médicament qui me fait me sentir mieux en 20 minutes.
C’est pas merveilleux ?
Et puis il a été onze heures du matin.
Et je me suis dit, c’est officiel, on peut m’utiliser comme détecteur inversé de catastrophes.
Mon monde est toujours tout aussi merveilleux, oui, si, il l’est. Et ses merveilles me sont aujourd’hui d’autant plus précieuses que depuis hier, cette certitude soigneusement tenue à distance, que quelque part, certaines personnes pensent que tout ce qui fait mon monde mérite d’être réduit en cendres, s’est soudain de nouveau collée à moi. Comme un cadre à chaussures pointues pendant une panne de courant.
Mais tout ça, sortir dehors, danser parler à qui je veux, c’est à moi. L’odeur des cheveux de mon frère et ma sœur, dans laquelle flotte encore, lointaine, cette note de toute petite enfance qu’ils m’évoqueront toujours, alors qu’ils sont grands, deux adultes auxquels leur sexe n’attribue aucune hiérarchie, qui croient eux aussi à l’égalité, a liberté et la fraternité. C’est à moi.
C’est. A. Moi.
Et vous connaissez les gens privilégiés.
Ils ne vous laissent jamais leur prendre leur trucs.
Trop habitués.
Trop conscients de leurs petites joies mesquines -genre eh, si je veux je vote. Si je veux, j’ai même pas peur.
Parce que tout ça, c’est à moi.
Les retours titubants, bien trop tard. Les couchers de soleils, dehors. C’est à moi. Les discussions avec les d’accord et les moins d’accord. Mon immeuble qui conjugue les saveurs d’épices de trois continents différents. Le soupir de joie que je pousse chaque soir, chaque soir où je me couche dans mon lit, ravie de sa douceur et de la solidité du toit au-dessus de ma tête (même si, soyons honnêtes, il fuit un peu), en me sentant à l’abri. C’est à moi. Les caricatures dégueulasses qui me hérissent mais me font au moins réagir, me secouent dans ma petite torpeur merveilleuse. Les larmes que je verse devant les morts et les faims du monde et les petits chèques que j’envoie, les petits sandwiches que je donne. C’est à moi. Mon droit à faire part de ce pays, de cette ville, qui m’emmerde chaque jour mais que je préfère de loin bruyante et bordélique, que tremblante et endeuillée. C’est à moi. L’oubli délicieux qui compte pour la plus merveilleuse de toutes ces merveilles, ce droit aux moments d’égoïsme et de bonheur. Ce droit à la cicatrisation.
Aux respirations.
C’est à moi.
Chacune de ces respirations m’appartient. C’est à moi.
Comme m’appartiennent les dessins qui ne me font pas rire, les bouchons au carrefour de La Chapelle, les connards qui s’engueulent pour un strapontin.
Et aussi le ravissement de la petite fille aux yeux noirs en amande qui courait dans la rue en disant « c’est joli, c’est joli, tout est joli ! » alors que non : pas tout ; pas tout le temps.
Et aussi le fou-rire que j’ai piqué avec la voisine en burqa quand un môme assis devant nous a demandé en hurlant dans le bus « mais c’est le ziziiiii qui fait les nuages mamaaaan ? ».
Et les rues où tout le monde marche ensemble.
Personne n’a dit que c’était simple.
Mais c’est à nous.
C’est à nous tous.
C’est à nous.
Merci
Je viens de vivre mon premier chagrin de presque-amour (à 35 ans!), et la douleur s’ajoute à celle de mercredi. Alors Merci Petronille pour ces mots, pour cette lucidité, ça ne me remonte pas le moral mais au moins cette douleur là je sais que je la partage avec vous tous. Et comme je ne peux même pas manger de fromage tellement j’ai mal au ventre, je me nourris de votre prose, et ça m’apaise.
Merci
Merci. Ce texte il est de vous et grâce à vous il est désormais aussi un peu à nous.
J’ai la gorge qui me serre depuis hier matin, et le ventre tout en désordre – et je sais que c’est pas parce que j’ai mangé trop de fromage.
Tout vient de se dénouer et de couler à flots sur mes joues.
Merci Pétronille <3
Quand on vie de ses passions qu on a des plaisirs en perspective, oui le monde est merveilleux.
Mais pour ceux qui n ont plus aucune vision positive ou merveilleuse, qui voient un long cauchemar dessiner leur futur parce qu ils ont raté le train de la connaissance ou de la chance qui fait la difference?
Ceux-ci subissent un monde vide toute leur vie ou deviennent fous et explosent pour avoir une impression de pouvoir éphémère.
On vit!
Une perle, ce texte, merci.
Ou on essaye de faire en sorte que chaque autre habitant de son pays ait accès lui aussi à ces privilèges. Je ne peux pas nier la simplicité de ma vie, mon accès à la culture, à l’éducation, au travail. C’est même le point de départ de ce billet que j’avais commencé mentalement juste avant la tuerie.
Et pourtant au quotidien c’est tout sauf facile.
Mais quand j’ai passé un an au chômage à enfler sans voir personne, quand on m’a harcelée au travail, agressée dans les transports, je la sentais moyen, la merveille. Sauf que. Sauf que c’est possible. Sauf que j’ai le droit de réclamer que tous mes compatriotes aient ces mêmes accès que moi. Ça s’appelle peut-être l’espoir, j’en sais rien, j’ai épuisé mon quota de grands mots.
C’est à nous avec le droit de rire, le droit de médire, le droit de pointer du doigt en disant « bite », le droit de nous moquer. Que nous ne leur laisserons pas.
Oui c est merveilleux et dur la vie, la plupart d entre nous tiennent et un petit nombre tombe dans un désespoir puis dans la rancoeur ou la haine. Quand on a rien, ni connaissance ni passion, ni soutien et cela dès le depart parce qu on a pas eu d appui familial et que derriere les structures de la société ne sont pas suffisantes pour nous venir en aide, on devient soit même rien . Et là c est pas bon bordel!!
On parle depuis deux jours de solidarité collective, ça me fait bien rire! La solidarité ce serait de mettre en place des outils scolaires culturels educatifs qui aident REELLEMENT ces gamins perdus, très vite enfant ou l adolescence on voit qui va mal, plutôt que les mettre dans un coin de la honte où ils s aigrissent
Comme ses gamins sont ascolaires bien souvent nos belles entreprises si solidaires devraient les accueillir jeunes pour des boulots interessants dans tous les domaines avec un vrai suivi qu ils decouvrent des métiers et des gens passionnés pour qu ils puissent revenir à leur scolarité avec un but.
voilà un petit exemple
Comme ces
Je sors de mon sous-marin pour dire : « M-E-R-C-I ! » un peu plus que pour tous les autres posts
Je poste mon commentaire annuel pour vous dire un seul mot : merci !
@ monsieur ouais : pour une fois je comprends ce que vous écrivez, mais en plus j’approuve !
Mais quand même…toutes ces histoires de métro! Venez donc à Toulouse, les gens sont apparemment mieux élevés.
Non mais écrire de longs coms sur un téléphone sans pouvoir se relire facilement c est chiant!
Merci, bravo, et encore merci.
Chère impératrice, vous avez un pouvoir magique, un talent extraordinaire. Je ne commente jamais, je l’avoue, mais je vous suis depuis pas mal de temps, déjà, et je suis béate d’admiration.
Vous savez nous faire rire, nous faire sourire, nous émouvoir, nous faire pleurer. Vous touchez juste, quelle que soit votre cible. Je ris aux éclats quand vous allez au ciné, et j’ai tellement envie de vous consoler quand vous semblez si triste…
Votre texte de ce jour est très beau, très juste.
Merci de savoir tant nous toucher, et aussi nous faire réfléchir quand les instants sont graves.