Je suis allée voir Jean-Michel mon banquier.
Je ne sais pas s’il s’appelle vraiment Jean-Michel. En vrai il a plutôt une tête à s’appeler Vincent, ou Benoît, ou Jean. Comme il a l’air très gentil, je pense qu’à la naissance on a voulu lui donner un prénom pas trop compliqué.
Jean-Michel mon banquier est très gentil.
Il me connaît -enfin, mon compte en banque et moi il nous connaît- depuis longtemps.
Du coup, il se prend un peu pour mon papa.
Le souci, c’est que j’ai déjà un géniteur qui suffit largement, merci, et que si j’apprécie d’avoir un banquier gentil, il n’est en revanche pas pas hyper pratique d’avoir un banquier qui se prend pour ton papa – un papa qui serait inquiet-inquiet.
Au départ du tout début, Jean-Michel est pas inquiet (= je fais du baby-sitting/ je touche mes indemnités de stage/ je travaille/ je fais des livres des fois), puis soudain il est inquiet-inquiet (=je sors boire des coups/ j’achète des chaussettes/ je pars en vacances).
Déjà, quand j’ai commencé à aller boire des coups, il a appelé pour être sûr que c’était bien moi qui avais la carte. Jvous rassure, j’avais pas soudain dépensé 2000 boules en shots au Blue Banane de Limoges hein, non, mais bon j’avais mon premier salaire, et du coup je payais mes tournées comme une vieille : en carte.
Moi, j’étais fière comme bar-tabac. Jean-Michel, lui, était consumé d’anxiété. Du coup, paf, il m’a appelée : « Mademoiselle oui c’était encore légal à l’époque DuBeulogue ? Oui, c’est monsieur Jean-Michel de la Caisse du Bisou. Je suis un peu inquiet parce que j’avais peur qu’on vous ait attaquée et qu’on vous ait volé votre carte ! »
Ah oui, non, parce que je vous rassure, Jean-Michel n’est pas un connard paternaliste qui me convoque pour me dire : « alors ma ptite jeune fille, on en achète des chaussures pour ses petits pieds, hmm ? « . Non, mais en fait, il s’inquiète vraiment ; il s’inquiète tellement que du coup je culpabilise.
Y’a des gens des fois, ils me disent : « non mais je vais pas aller au restau ce soir, sinon mon banquier va gueuler ». Moi quand je suis fauchée je dis : « non mais, je vais pas dîner dehors là, parce que mon banquier va être triste. »
Quand je suis à découvert (ça arrive peu, tu m’étonnes, vu la tête qu’il me tire après), Jean-Michel se tord les mains. Il m’appelle, vite-vite (aussi vite que ses limites technologiques lui permettent) et me dit avec des sanglots dans la voix : « oui mais nooon mais après sinon ils vont devoir vous prendre des agios ! » (pas sûre que Jean-Michel se sente vraiment en phase avec le Grand Capitalisme ou si ça se trouve c’est tout simplement pas mon banquier, juste un gars qui a vu de la lumière et qui est rentré. Et ils l’ont laissé parce qu’il était gentil).
Des fois il met deux ou trois jours à m’appeler parce qu’il a un ordinateur rempli de logiciels tout pourris, et là en plus il est re-désolé de me prévenir aussi tard (or je sais que j’ai passé mon week-end à dire « léhope, vdka guénéraaaaale ! », donc c’est pas genre je suis au courant de rien et tant que lui perso ne m’appelle pas, je vis dans la magie du sou infini).
Donc, je suis allée voir Jean-Michel, qui m’a accueillie avec le traditionnel : « rien de grave, j’espère ? » (ses logiciels sont tellement tout pourris que des fois c’est moi qui lui annonce des trucs).
J’ai dit : « ah mais non ! Je viens vous voir pour acheter une maison ! »
Je pensais que ça allait lui faire plaisir (depuis que j’étais plus jamais à découvert et que je mettais des sous de côté pour toujours, il avait l’air encore plus inquiet -probablement qu’un alien ait pris possession de mon corps avec pour mission de remplir mon Livret A 12€ par 12€) ; pas du tout.
- »Ah mais, ça coûte beaucoup d’argent ! » Il s’est malaxé les mains.
- »Ben oui. Mais vous pouvez m’en prêter non ? »
- »Oui, mais quand même ! »
Après j’ai proposé qu’on aille en parler plutôt dans son bureau parce que j’étais à deux doigts de le faire pleurer et que les gens autour nous regardaient avec méfiance.
Jean-Michel m’a expliqué que si je voulais acheter une maison, j’allais avoir besoin de beaucoup de sous (« certes », j’ai dit). Que du coup il voulait bien m’en prêter (« aaaaaaah ! Eh ben ça ça tombe bien alors ! « , j’ai dit), mais que quand même, si je prenais un prêt, ça signifiait que je m’endettais (« vous m’en direz tant », j’ai dit, et après j’ai plus rien dit parce qu’il avait l’air vraiment inquiet et que j’ai compris que c’était pas trop trop le moment de faire de l’esprit ou de glousser toute seule avec mes quotes de la Cité de la Peur).
Après il a essayé de faire des simulations pour voir combien je pouvais emprunter (= pas beaucoup). Mais le logiciel a planté. Après il a commencé à vouloir chercher des réponses à ses questions sur le Grand Internet. J’ai vu qu’il utilisait IE6. Je me suis dit qu’on n’était pas rendu et je me suis assise un peu plus confortablement.
Le Grand Internet était démoniaque (comme il fallait s’y attendre). Jean-Michel a sorti sa calculatrice (qui date de bien avant ma Casio Collège). Il a commencé à prendre des notes sur un papier. Après il s’est rendu compte que le papier n’était pas du tout un brouillon et que c’était le dossier d’une autre personne (pour laquelle il était semble-t-il moins inquiet, vu qu’elle avait eu le droit de s’endetter via un prêt qui empruntait de l’argent, elle).
Après il a eu l’air soulagé et m’a dit que je pouvais m’endetter pas trop longtemps, en empruntant pas trop trop, pour acheter une cave à Aubervilliers.
J’ai dit que je voulais bien m’endetter, et que tant qu’à faire, je préférais m’endetter un peu plus et acheter un endroit où je pourrais vivre sans voiture et avec une fenêtre (même juste une hein. Je suis pas si exigeante).
On a fait différents calculs. Jean-Michel transpirait du front, ça coulait entre les rides, à un moment donné il m’a demandé si j’étais vraiment sûre d’être prête.
Parce que j’étais encore jeune. Par curiosité, j’ai demandé jeune comment, parce qu’à ce stade je n’étais plus trop certaine que Jean-Michel avait bien compris que j’avais eu mon Brevet et que j’avais étendu mes petites ailes vers l’univers doré du harcèlement moral et de la souffrance au travail. Que je travaillais, quoi.
Là Jean-Michel m’a demandé si je voulais pas attendre un peu. Qu’il était pas sûr que je comprenais bien qu’emprunter de l’argent c’était s’endetter auprès d’une banque, et que j’allais devoir rembourser un petit peu chaque mois et qu’il était inquiet, parce que quand même c’était La Crise.
Après je lui ai montré des trucs sur son logiciel qui s’était débloqué pour calculer des autres trucs, en me disant que si l’ordinateur lui disait que je pouvais emprunter des sous, peut-être que ça le rassurerait. Le logiciel a re-planté.
Il a repris sa Casio 1978 et il m’a dit : « parce qu’il faut compter aussi avec les courses, par exemple, le lait, les céréales et tout, ça coûte cher, c’est les charges, tout ça ». Avant qu’il ne m’explique que les Pépitos, ça pousse pas sur les arbres, je lui ai dit qu’il avait raison, que j’allais revenir le voir quand je serai grande, et je suis partie à la banque d’en face.