Contresens 14

L’autre jour, mon petit frère fou, qui fait vachement d’efforts pour ne pas être un gros psychopathe pervers et sexiste, et qui s’en sort très bien, même s’il bosse entouré de danseuses nues et dit que c’est pas forcément FACILE-FACILE tous les jours (je suis si fière) ; m’a raconté une petite blagounette de bon aloi.

Mais pour progresser (toujours plus loin plus fort plus viiite), il me l’a racontée de la façon suivante.

C’est un couple constitué de partenaires au sexe indéterminé. Son partenaire au sexe indéterminé a besoin de prendre leur voiture et va passer par l’autoroute. Le partenaire au sexe indéterminé acquiesce. Mais alors que l’autre partenaire au sexe indéterminé est parti depuis quelques minutes, il allume la radio… et prend vite-vite son téléphone pour contacter son partenaire au sexe indéterminé. « Chéri-e, attention ! Je viens d’entendre à la radio qu’une voiture allait à contresens sur l’autoroute ! Fais gaffe à toi ! ». Et le partenaire au sexe indéterminé dans la voiture répond : « UNE VOITURE ? Tu plaisantes ? Il y en a des CENTAINES ! ».

Le problème, en fait, c’est qu’en version politiquement correcte, ce n’est pas drôle du tout. On pourra me dire que ce n’était déjà pas hilarant à la base. Mais si. Le fait qu’on raconte que c’est une femme qui conduit n’importe comment, bien sûr que non. Mais la chute elle-même, le fait qu’un conducteur abruti aille à contresens se dise que ce sont tous les autres qui font n’importe quoi, je trouve ça drôle.

Sauf que s’il me l’avait racontée « normalement », selon les clichés en vigueur, la première chose que j’aurais répondu aurait sans doute été « rha alors tout de suite, genre, c’est une femme, elle ne sait pas conduire ! ».

En gros, j’ai l’impression qu’à force d’essayer, on arrive à un résultat bof-bof. Et on n’essaye même pas de raconter la blague avec deux hommes, par exemple, on choisit la non-détermination. Le marquage des clichés est tellement profond qu’on est dans leur négation, pas dans leur oubli.

vous êtes bien sur Rire et Chansons, nous sommes en 1954

Les clichés ont la vie longue. Et je commence à en avoir un peu plein le fondement de les entendre ressassés, réchauffés, en mode « tout va bien, vous êtes sur Rire et Chansons, nous sommes en 1954″. Mais, c’est vrai aussi qu’on ne peut plus rire de grand chose. Parce que grosso modo, on rit souvent de l’autre.
Et là j’ai une théorie. Je pense qu’on rit de l’autre parce qu’il représente quelque chose qu’on ne comprend pas. Et ça, bien avant la différence qui peut ensuite apparaître dans la dimension raciste, sexiste, homophobe ou transphobe de la blague, quelle qu’elle soit.
En gros, on est une belle bande d’abruti qui ne comprenons pas grand chose à à peu près tout, et autant en rire.

C’est selon moi pour ça qu’on peut limite affirmer qu’une blague raciste n’est même pas forcément raciste. Ou que je raconte des blagues sur les roux. Alors attention, est-ce que ça rend la chose acceptable ? Non. Est-ce que ça perpétue des clichés dégueulasses ? Oui. Est-ce que si je l’entends raconter, moi, de la table d’à côté, je vais trouver ça gerbant ? Est-ce que je comprendrai pourquoi en l’occurrence il y a un noir/ un roux/ une blonde à la table, en train de se marrer ? Hum. Peut-être. Dans une certaine mesure, est-ce que remettre ces clichés sur la table ne serait pas aussi une manière de les épuiser ? Du coup on aurait des blagues Voldemort. Et à force de les répéter, on les viderait de leur substance. Peut-être.

Autre point. Je sais que je suis en train de mettre beaucoup de choses dans le même panier. Par exemple, je pense que les blagues sexistes, les blagues grossophobes sont également immondes. Et recouvrent une discrimination qui doit être reconnue ; mais les blagues racistes ont des origines différentes, et même si moi-même je suis sensible aux deux premières catégories, je ne peux pas prétendre savoir ce que ça fait que de subir une blague raciste. La connardise inhérente aux blagues sur la couleur de mes cheveux, la taille de mon cul, et la concavité de mes organes génitaux, ne me prive pas pour autant de ma citoyenneté ou de mon appartenance à la République. Me comparer à « une grosse chatte que personne ne voudra fourrer » (Paris, ville de magie, où on te chante la poésie des Lumières même quand tu n’as rien demandé et que tu te contente d’attendre que le petit bonhomme passe au vert) n’est pas l’équivalent que de me traiter de singe et d’induire que je ne suis qu’un animal.

C’est vrai que le rire a changé.
Et étrangement, quand j’entends cet argument, c’est souvent dans la bouche de ceux qui viennent de faire quelque chose de choquant et de pas drôle.
C’est facile de se réclamer de Desproges ou de Coluche qui se moquaient des noirs, des pauvres, des juifs, des gros, des platanes et des cellules cancéreuses, quand tu viens juste de lâcher que les roux devraient aller en camp de concentration parce que justement tu as un peu le slip en glaçon à l’idée de dire une connerie sur les cibles interdites. Il y a des blagues qui sont devenues plus politiquement correcte dans leur incorrection. Enlève-nous les arabes, les noirs et les chinetoques, il nous restera toujours les femmes (et ta mère).
Mais peut-être que c’est juste mon rire qui a changé. Des blagues sur les blondes, quand j’étais blonde, j’en avais à la pelle. Et quand j’étais ado et que j’entretenais un entourage majoritairement masculin (parce que les filles, ça me pétait les couilles), j’étais une référence en galéjades de bon aloi en dégueulasseries sexistes.

Mes accointances d’obédience noiristes, juifistes, pédégouinistes, m’encouragent parfois à explorer l’humour communautariste (anti-communautariste ?), mais c’est vrai que j’ai du mal. On m’a élevée avec de l’humour, mais aussi avec toute la ribambelle des livres pour enfant « pourquoi le racisme c’est mal » ; « tous les enfants de la terre se tiennent la main » ; « ne jetons pas de pierres aux moches ».
Et puis plus tard, j’ai découvert aussi avec un certain désespoir que tu ne sais jamais vraiment avec qui tu rigoles. Parce que oui, quand on te dit qu’on ne peut pas rire de tout avec tout le monde, on évoque peu le risque d’être au 3è degré pendant que l’autre se marre au premier et se sent bien content et légitime de penser que toutes les blondes sont des débiles profondes et que le viol c’est LOL.
J’en discutais récemment avec un pote qui me disait : « mes parents regardaient Lagaff et Michel Leeb. Et on se marrait. C’était ça, l’humour français qui passait à la télé. Aujourd’hui quand j’entends leurs blagues je me couvre de chair de poule ».

Ptin, les gars, on n’est pas sortis du sable.

14 avis sur “Contresens

  1. wayne99 fév 17, 2014 10:06

    « Ne jetons pas des pierres aux moches »? Ah non merde quoi! Apres il nous reste quoi si on peut meme plus faire ca?
    Bon mais faut quand meme accepter qu’elles reviennent avec elan, les pierres en question.
    Sinon ouais, l’humour. A la fin on se demande si le plus simple c’estde ne pas en avoir.

  2. Ninita fév 17, 2014 10:56

    Sinon on peut retourner les blagues pour qu’elles tapent sur les racistes/sexistes/grossophobes/… au lieu des victimes.

  3. Sans-Visage fév 17, 2014 11:03

    Ça peut se résumer je crois par le fameux « on peut rire de tout mais pas avec tout le monde ».
    En gros si tu fais une « sale blague » (ce qui est totalement subjectif) peu importe si tu sais que celui à qui tu la dis sait que c’est de l’HUMOUR.
    Raconter une blague sur les Noirs à ton pote noir, c’est pas la même chose que la raconter à un Skin…..tout dépend du contexte et des personnes….

    Mais c’est vrai que quelque part je regrette le temps où on rigolait de tout, sans arrière pensée. On en arrive à l’excès inverse, je pense.

  4. Caroline fév 17, 2014 11:13

    « arce que oui, quand on te dit qu’on ne peut pas rire de tout avec tout le monde, on évoque peu le risque d’être au 3è degré pendant que l’autre se marre au premier »

    Beh c’est là toute la nuance en fait (comme l’ont dit les autres avant moi), et c’est exactement ce que disait Desproges (le pauvre est quand même souvent interprété de travers). Avec qui on rigole et pourquoi, et pourquoi on veut pas rigoler avec certaines personnes.
    Exemple : je suis tombée l’autre jour sur un documentaire sur Auschwitz (sur arte, bien sûr). Un truc un peu intellectuel, un peu crypto-poétique et un peu chiant (pour moi en tout cas). Ce qui devait arriver arriva : assise sur le canapé avec ma maman, on s’est mises à faire des blagues épouvantables. Et on a franchement rigolé.
    Et c’est certainement pas des choses que j’aurais dites à un ami juif (à moins de le connaître vraiment très très bien), ou un révisionniste.

    Peut-être que pour rigoler « comme avant », il faut faire un peu plus attention à avec qui on rigole. Garder les blagues racistes pour ceux dont on est absolument sûrs qu’on est sur la même longueur d’ondes, et éviter de les raconter à la machine à café ou dans le métro.
    Cela dit je ne suis pas sûre qu’il faille regretter le temps où on rigolait de tout sans arrière-pensée. Si ce n’est plus le cas aujourd’hui c’est que ces blagues sont offensantes, et que les minorités finissent par se faire entendre. On va peut-être réussir à faire de l’humour sans forcément se moquer de son voisin.

  5. Michel fév 17, 2014 11:59

    La blague que tu cites, je la connaissais depuis longtemps, mais pas avec h/f, simplement un type qui entend le message à la radio et qui grommelle, « pas un seulement… ».

    L’humour, pour moi, c’est d’abord savoir rire de soi et de ses petits (ou gros) travers, et de l’absurde de certaines situations. Or l’humour français traditionnel, c’est hélas trop souvent se moquer des autres… ce que je n’aime pas.
    Je préfère de loin l’humour d’auto-dérision et le « nonsense » que l’on trouve souvent dans l’humour anglais ou juif, mais aussi chez quelques trop méconnus français.

    Pour ceux qui aiment rire sainement, je conseille « Le Nonsense (De Lewis Carroll à Woody Allen) » de Robert Benayoun (éditions Balland, , 1977, ISBN 2.7158.0122.
    (probablement introuvable à l’heure actuelle :( )

  6. Super Salade fév 17, 2014 12:29

    On n’a pas le cul sorti des ronces, comme dirait mon papa. J’avoue que j’arrive toujours pas à être d’accord avec moi-même concernant la polémique actuelle, que je soupçonne d’avoir incité cette réflexion chez notre Impératrice.
    Ce que moi, j’ai retenu de Desproges, dans la même intervention que le célèbre « on peut rire de tout mais pas avec tout le monde », c’est « S’il est vrai « que le rire peut désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort » (à peu près, voir le tribunal des flagrants délirtes pour de plus amples détails). c’est ce que je pense. Il faut rire de tout, par pure instinct de conservation. Maintenant, ça ne veut pas dire que du moment que c’est une blague, tout est excusable dans n’importe quel contexte.
    Fin bref.

  7. Lama Bleu fév 17, 2014 21:50

    La blague sur les voitures à contresens, il me semble qu’à la base c’est avec un conducteur belge. En tout cas je l’ai toujours entendue (et racontée) comme ça.

  8. Clare fév 18, 2014 20:24

    c’est amusant de voir que la même blague a 3 versions différentes, celle de Pétronille, celle de Michel et celle de Lama Bleu. Avec chacune une cible différente…
    On a chacun des limites hyper personnelles de ce dont on peut rire ou pas ! Les blagues sexistes ou sur le viol ne me font jamais rire, mais une de mes blagues préférées est horrible et parle de la mort d’un bébé, et je crois qu’elle n’a jamais fait rire quelqu’un de mon entourage ^^

  9. Ninita fév 19, 2014 10:42

    @LamaBleu : moi je la connaissais avec un mec (sans plus de précisions) seul dans sa voiture qui entends la nouvelle sur Radio Autoroute.

  10. generico fév 20, 2014 08:20

    Merci pour l’article, très intéressant

  11. sook fév 20, 2014 19:23

    Faut faire des blagues sur les cons, les mous du glands, les psychorigides et les culs serrés.
    Croyez moi, bizarrement, personne se sent jamais visé.

  12. Sans-Visage fév 20, 2014 20:27

    Omondieu omondieu omondieu

  13. Sans-Visage fév 20, 2014 20:37

    ht tp://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18630973.html

    Avec le lien c’est mieux…… :/

  14. meriem mar 20, 2014 14:01

    Je crois que je pense que (je suis là nana la moins pleine de certitudes que je connaisse) : laissons tout le monde rigoler de ce qu’il veut. Si c’est des gros cons racistes, tant pis. Si un noir/arabe/ est dans le coin, ça va piquer.
    Ça marche pour tous les groupes.
    Mais la question qui me vient, c’est : de toutes façons, qu’est – ce qu’on peut faire ?
    Quand ça m’arrivait, avant, je plaçais à un moment que mon père est algérien, ça mettait tout le monde mal à l’aise, ils fermaient leur gueule et voilà.
    Maintenant, je peux même ajouter que mon fils est métis (et que donc).

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